L’Espion du mari (Fulgence DE BURY - Alexis DECOMBEROUSSE)

Comédie en un acte.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre-Français, le 28 septembre 1831.

 

Personnages

 

MADAME DE MORNAY, sous le nom de MADAME DE LUCY

MADAME DELMAR

VILDOT, oncle de madame de Mornay

MOSIEUR DE MORNAY.

DAILLY, son ami

UN DOMESTIQUE

JUSTINE, femme de chambre de madame de Mornay, personnage muet

 

La scène se passe à Paris, chez madame de Mornay.

 

Le théâtre représente un petit salon préparé pour une soirée ; candélabres allumés sur la cheminée à gauche, fauteuil sur le devant à droite, entrée au fond ; à gauche, sur le second plan, porte de la chambre à coucher de madame de Mornay.

 

 

Scène première

 

MADAME DE LUCY, seule, tenant un livre

 

Toujours seule, ou, ce qui est plus pénible encore, entourée de personnes qui n’ont ni mes goûts ni mon caractère... Mon oncle Vildot lui-même... Son amitié aurait dû m’offrir quelques consolations ; mais il est d’un esprit si positif, si calculateur, qu’il ne se souvient qu’il a des parents que quand la Bourse est fermée et qu’il est l’heure de se mettre à table... Il a cru sans doute me donner une grande preuve d’intérêt en me liant avec madame Delmar. Je conçois leur sympathie... la coquetterie est aussi une spéculation... mais ce n’est certainement pas l’amie dont j’aurais fait choix... Ils sont tous les deux si loin de me comprendre !... Encore s’ils me parlaient de lui...

Moment de silence.

Autrefois, quelle différence !... Il était auprès de moi... J’étais heureuse... tandis qu’aujourd’hui... Et je suis mariée !!!

 

 

Scène II

 

MADAME DE LUCY, MADAME DELMAR

 

MADAME DELMAR.

Bonjour, ma toute belle... Je reviens du bois dans le cabriolet de votre oncle... Il a bien la plus charmante bête !... Quelle légèreté ! Avec elle, on ne s’aperçoit pas du chemin que l’on fait ni du danger qu’on peut courir... Dites-moi, quelle toilette faites-vous ce soir ? Quelles sont les personnes que vous aurez ?

MADAME DE LUCY.

Mais vous devez le savoir, c’est vous qui avez fait toutes les invitations.

MADAME DELMAR.

Toutes ?... Est-ce que de votre côté ?...

MADAME DE LUCY.

Je ne connais presque personne à Paris... Vous m’avez dit que je ne pouvais pas me dispenser de recevoir vos. amis, et malgré mon éloignement pour le monde...

MADAME DELMAR.

Ah ! oui, oui, nous savons votre amour de la solitude j’ai même à ce sujet une querelle sérieuse à vous faire.

MADAME DE LUCY.

À moi ?

MADAME DELMAR.

À vous. Comment, ma chère amie, vous avez le bonheur d’être veuve du vivant de votre mari, vous jouissez de tous les avantages attachés à cette qualité, et déjà vous semblez lasse d’être libre...

MADAME DE LUCY.

Que voulez-vous dire ?

MADAME DELMAR.

Jouez donc la surprise ! Ah ! j’en conviens, il y a vraiment beaucoup d’adresse dans le choix du soupirant... âge raisonnable... tournure sans conséquence... c’est une sorte de défi aux interprétations malignes.

MADAME DE LUCY.

Je ne vous comprends pas.

MADAME DELMAR.

À la manière dont vous accueillez M. Dailly, est-il si difficile de s’apercevoir...

MADAME DE LUCY.

De quoi donc ?

MADAME DELMAR.

Chaque jour, ne lui permettez-vous pas de vous faire une cour assidue ?... Vous l’écoutez avec complaisance... ses habitudes, ses liaisons sont le sujet de tous vos entretiens... Hier encore, ne l’avez-vous pas pressé devant moi de venir vous rendre compte aujourd’hui de sa soirée chez madame Duluc ?... Vous conviendrez, ma chère, qu’on ne s’informe pas ainsi des moindres démarches d’une personne indifférente.

MADAME DE LUCY, avec effroi.

Grand Dieu !

MADAME DELMAR.

Vous vous troublez, vous êtes émue... Je n’aurais pas cru que ce fût déjà aussi sérieux...

MADAME DE LUCY.

Arrêtez... Je vois que les démarches les plus louables peuvent être mal interprétées.

MADAME DELMAR.

Eh ! mon Dieu ! qui vous accuse ?... Après la conduite de votre mari, ce n’est certes pas moi... Victimes innocentes et résignées, devons-nous toujours rendre le bien pour le mal ?... Le rôle de martyr est sans doute fort beau, mais il n’est pas dans les moyens de tout le monde !

MADAME DE LUCY.

Écoutez-moi, je vais tout vous dire. Peut-être me blâmerez-vous davantage après m’avoir entendue, mais du moins je pourrai supporter ce blâme sans rougir. Malgré tous ses torts... j’aime encore mon mari.

MADAME DELMAR.

Ah ! par exemple, je ne m’attendais pas à celui-là.

MADAME DE LUCY.

Après son départ de Bordeaux, je restai seule pendant six mois. J’espérais que ma fierté me donnerait la force de l’oublier ; mais je vis bientôt que, loin de lui, je ne pourrais jamais être heureuse.

MADAME DELMAR.

Quel préjugé !

MADAME DE LUCY.

Privée de ses nouvelles, je tombai malade : cette lutte était au-dessus de mes forces. Je ne résistai plus au besoin de me rapprocher de lui... Il était à Paris, je vins m’y établir. Mon oncle se trompa, comme vous, madame, sur le véritable but de ce voyage. Loin de vouloir imiter mon mari, je ne suis venue que pour en entendre parler quelquefois, pour le voir... mais sans en être vue ; car pour tout au monde je ne voudrais pas qu’il pût soupçonner...

MADAME DELMAR.

Voilà donc pourquoi madame de Mornay est devenue madame de Lucy...

MADAME DE LUCY.

Il me fallait un moyen de connaître toutes les démarches de mon mari. Je m’informai de ses liaisons, et je rencontrai bientôt dans le monde M. Dailly, son ami intime. Le plaisir d’entendre parler d’Eugène, le bonheur d’avoir de ses nouvelles après un si long temps, me rendit, peut-être à mon insu, moins maussade ce jour-là qu’à l’ordinaire... Je plus sans doute à M. Dailly qui me demanda la permission de se présenter chez moi... Sans songer aux strictes convenances, je ne vis là qu’un moyen assuré de savoir ce qui m’intéressait si vivement, et c’est ainsi que M. Dailly fut admis à me voir.

MADAME DELMAR, riant aux éclats.

Comment ! c’est pour cela !... ah ! ah ! ah !... l’aventure est délicieuse !... Encore un mot, ma chère amie... M. de Mornay devait assister hier à la soirée de madame Duluc, n’est-il pas vrai ?

MADAME DE LUCY.

En effet.

MADAME DELMAR.

C’est parfait, c’est impayable !... se croire l’amant de la femme et n’être que l’Espion du mari !... Ah ! M. Dailly, j’ai bien peur que le nom ne vous en reste.

À part.

Cela vous apprendra à faire le volage...

Haut.

Croyez-moi, ma bonne amie, ce n’est pas en courant après un mari perfide, qu’on le guérit de son inconstance. À votre place, si j’avais eu le bonheur de rompre sans bruit, sans éclat, je m’y tiendrais. Du vivant de M. Delmar, dont le caractère était si difficile, j’ai eu plusieurs fois envie de me séparer : la crainte seule de l’opinion m’a retenue. Enfin, grâce à Dieu, cela s’est fait tout naturellement.

MADAME DE LUCY, très froidement.

Permettez-moi de ne pas envier votre bonheur.

MADAME DELMAR.

Vous êtes trop sensible : c’est désespérant ! N’en parlons plus.

Riant.

Mais, pour ce bon M. Dailly, j’en rirai longtemps...

DAILLY, dans la coulisse.

C’est inutile, mademoiselle ; je me présenterai bien moi-même.

MADAME DELMAR.

Justement, le voici... Ah ! ma bonne amie, je vous en prie, point de scrupules... ménagez-le pour nos menus plaisirs.

 

 

Scène III

 

MADAME DE LUCY, MADAME DELMAR, DAILLY

 

DAILLY, à part.

Mademoiselle Justine qui veut toujours me traiter en étranger... cette soubrette-là n’a pas la confiance de sa maîtresse.

Haut, s’avançant vers madame de Lucy.

Belle dame, voulez-vous bien me permettre...

Apercevant madame Delmar, à part.

Madame Delmar, maudite rencontre !...

Haut.

Vous ici, madame, combien je suis enchanté !...

À part, regardant madame de Lucy.

Elle a l’air aussi contrarié que moi, cela me console un peu.

Haut.

Deux jolies femmes à la fois... franchement, je me rends justice... je ne mérite pas tant de bonheur.

MADAME DELMAR, riant.

C’est trop de moitié, n’est-ce pas monsieur Dailly ?... toujours modeste...

DAILLY.

Du tout... mais songez donc... c’est effrayant ! Comment la journée finira-t-elle pour moi, si la matinée commence aussi bien ?

MADAME DELMAR, riant.

La matinée !!!... Après dîner ?

DAILLY.

Ah ! c’est juste !... c’est que, voyez-vous, moi, je n’ai pas dîné. Je suis à jeun, absolument à jeûn... Si ce n’est le souper de ma respectable cousine à cinq heures du matin, hier soir... il est vrai qu’il a duré jusqu’à huit.

MADAME DELMAR.

Trois heures à table ! un homme aussi aimable que vous, perdre ainsi son temps

DAILLY.

Je ne devrais pas en convenir, n’est-ce pas ? C’est trop matériel...

Regardant madame de Lucy.

pour moi surtout, qui suis tout esprit... tout sentiment... Mais hier, j’ai mangé par exception... Vous savez que madame Duluc m’avait prié de faire les honneurs de chez elle vous concevez quelle responsabilité pesait sur moi ! Veiller à ce que toutes les dames dansent, jusqu’à la quarantaine inclusivement ; faire circuler les égards et les petits gâteaux selon le titre et l’appétit de chacun ; être en un mot l’âme de la soirée : voilà par quelles épreuves j’ai gagné le souper que vous me reprochiez tout à l’heure. L’amabilité en exercice creuse furieusement l’estomac, je vous en réponds. Du reste, toutes les femmes charmantes... C’est moi qui avais fait les invitations. Si la chère cousine s’en fût mêlée, c’eût été bien différent ! Elle se serait arrangée pour être la plus jolie, comme à son avant-dernier bal qui était affreux.

MADAME DELMAR, bas, à madame de Lucy.

Je vais le faire parler de votre mari...

À Dailly.

Et vous aviez, sans doute, conduit à ce bal plusieurs de vos amis ?

DAILLY.

Mes amis !... Ah ! je vous en supplie, ne m’en parlez pas... ils finiront par me compromettre... Impossible de les arracher des tables de jeu... Ce qui leur reste de qualités aimables s’engloutira bientôt dans l’abîme de l’écarté avec leur argent... Un seul a résisté à la contagion.

MADAME DELMAR, avec intention.

M. de Mornay, je parie.

DAILLY.

Précisément.

MADAME DE LUCY, vivement.

M. de Mornay !

MADAME DELMAR, bas, à madame de Lucy.

Le voilà lancé.

DAILLY.

Lui-même, madame.

À part.

C’est singulier comme ce nom-là réveille toujours son attention.

Haut.

Cependant, lui aussi, depuis quelque temps m’inquiétait... Il était devenu sombre... son indifférence pour les dames surtout...

MADAME DE LUCY.

Comment, monsieur, son indifférence...

DAILLY.

Oui, madame... mais hier, sa conduite m’a tout à fait rassuré.

MADAME DE LUCY, à part.

Que va-t-il dire ?

DAILLY, continuant.

Deux beaux yeux ont suffi pour le convertir.

MADAME DE LUCY, à part.

Le perfide !

MADAME DELMAR, à part.

L’agréable renseignement !

MADAME DE LUCY, très émue.

Et pensez-vous, monsieur, que votre ami... votre inséparable... persiste dans ce que vous appelez sa conversion ?

DAILLY, à part.

Mon inséparable ! Pourquoi semble-t-elle piquée ?...

Haut.

Mais oui, madame, je le crois... Si vous aviez vu avec quelle chaleur, quel entrainement...

MADAME DE LUCY, l’interrompant vivement.

C’est bon, monsieur, je n’ai pas besoin de tous ces détails.

MADAME DELMAR, bas, à madame de Lucy.

Contenez-vous.

DAILLY, à part.

Diable ! elle est bien sévère !...

Haut.

Pardon, madame, mais ce n’est que d’après votre question...

MADAME DE LUCY.

Elle était inutile, je le reconnais... j’aurais du prévoir la réponse.

DAILLY, à part.

Ma foi, je n’y suis pas du tout... avec ces femmes à principes...

MADAME DE LUCY, avec un dépit concentré.

Je n’ai d’ailleurs aucun motif... et si j’en avais, mon jugement serait bientôt porté. Quand deux amis sont toujours ensemble, la conduite de l’un suffit pour faire apprécier celle de l’autre.

Elle va s’asseoir près de la cheminée.

MADAME DELMAR, s’asseyant aussi, bas, à madame de Lucy.

Vous allez tout gâter.

DAILLY, à part, sur le devant.

La conduite de l’un... Ah ! j’y suis à présent. Je m’explique toutes ces questions sur Mornay... Elle craint pour moi son mauvais exemple... Quelle idée ! Et moi qui lui racontais tout bonnement... J’étais bien maladroit... Pauvre petite femme !... Son cœur souffre, dépêchons-nous de la rassurer.

Haut, se retournant vers madame de Lucy.

Quant à moi, sans les fonctions dont la chère cousine m’avait gratifié, mon rôle à son bal se serait réduit à bien peu de chose. Observant tout, n’éprouvant rien... Quand je dis, n’éprouvant rien, je me trompe...

MADAME DE LUCY, avec impatience.

Eh ! que m’importe, monsieur... Ai-je jamais été assez indiscrète...

DAILLY, l’examinant, à part.

Du dépit, de l’inquiétude... Cela ne peut pas nuire ; c’est un stimulant. Laissons-la dans ces heureuses dispositions.

Haut.

Madame, je vous prie de m’excuser.

Il va prendre son chapeau, qu’il a déposé sur un meuble en entrant.

MADAME DELMAR, bas, à madame de Lucy.

Il s’éloigne, prenez donc garde : il faut absolument que vous sachiez si votre mari est un monstre. Il y va de votre bonheur.

Haut, avec intention.

J’y pense, ma bonne amie, vous m’avez parlé de votre embarras pour recevoir... Nous ne songions pas à M. Dailly.

MADAME DE LUCY, vivement.

Que dites-vous là ?

MADAME DELMAR.

Il fera bien pour vous ce qu’il a fait pour madame Duluc.

DAILLY.

Comment donc, trop heureux !

MADAME DE LUCY.

Je ne puis accepter...

MADAME DELMAR.

Monsieur Dailly, vous êtes agréé.

DAILLY.

Ah ! madame, tant de confiance...

MADAME DE LUCY.

Monsieur...

MADAME DELMAR, l’interrompant.

Ce n’est que par votre empressement que vous pourrez la justifier.

DAILLY.

Soyez sûre...

À part.

C’est ma fausse retraite qui me vaut le champ de bataille.

MADAME DELMAR.

Allons, monsieur Dailly, donnez-moi la main jusqu’à la voiture, et ensuite vite à votre poste... Sans adieu, ma chère amie, le temps de faire ma toilette... Je suis ici dans un moment.

DAILLY, allant offrir sa main à madame Delmar, à part.

Cette bonne madame Delmar n’a pas de rancune.

MADAME DELMAR, à part.

Ah ! M. Dailly, vous m’abandonnez... Je tiens ma vengeance.

Haut, donnant sa main à Dailly.

Dites encore que les femmes sont méchantes.

Elle sort avec lui par le fond.

 

 

Scène IV

 

MADAME DE LUCY, seule

 

Ils s’en vont, et je ne m’oppose pas... Je ne sais que résoudre... Madame Delmar est d’une légèreté !... M’imposer M. Dailly pour faire les honneurs de ma maison, pour y donner des ordres... lorsqu’elle-même, un instant auparavant... Que m’importe après tout l’opinion d’un monde indifférent, si, par M. Dailly, je puis espérer encore... Espérer au moment où une nouvelle inconstance... Mais j’oublie que l’on va venir.

Avec insouciance.

Allons, occupons-nous aussi de notre toilette...

Avec tristesse.

Pour qui, maintenant ?

Elle sonne a femme de chambre.

 

 

Scène V

 

MADAME DE LUCY, DAILLY

 

DAILLY, accourant.

Me voilà, me voilà...

MADAME DE LUCY, étonnée.

Comment, monsieur, c’est vous...

DAILLY.

Ne faites pas attention, madame... J’ai occupé tous vos domestiques. Il est bien juste que je les remplace. Ainsi, pas de façons, je vous en prie, j’attends vos ordres... Ne suis-je pas depuis longtemps à votre service ?

MADAME DE LUCY, à part, apercevant sa femme de chambre.

Ce dernier trait est d’une force...

Haut.

Je vous remercie, monsieur, voici ma femme de chambre.

À Justine.

Suivez-moi, Justine.

Elle sort par la porte à gauche.

 

 

Scène VI

 

DAILLY, puis VILDOT

 

DAILLY, seul.

Elle est heureuse, cette Justine ! Il est vrai que pour le premier jour de mon entrée au service, il ne serait pas juste que je fusse chargé de l’ouvrage le plus agréable... D’ailleurs, je n’ai pas trop à me plaindre... Me voilà pour ainsi dire installé, grâce à cette ingénieuse madame Delmar. C’est généreux de sa part, car enfin, avant madame de Lucy, je lui faisais la cour... Oui, mais quelle différence !... Remplissons toujours mes fonctions de grand maître des cérémonies, en attendant un autre rôle sans étiquette... Ah ! mon Dieu ! et ce pauvre Mornay qui m’attend chez lui... C’est demain que son billet échoit, et je lui ai promis... Cependant je ne puis, sans tromper la confiance de ces dames... Justement, voici déjà quelqu’un.

À Vildot, qui paraît au fond.

Monsieur, donnez-vous la peine d’entrer.

VILDOT, à part.

Quel est ce monsieur qui me reçoit chez ma nièce et que je n’ai jamais vu ?

DAILLY.

Si vous voulez permettre, je vais vous conduire au salon.

VILDOT, brusquement.

C’est inutile, je suis bien ici et j’y reste.

Il s’assoit.

DAILLY, à part.

Eh bien ! il est sans façon.

VILDOT.

À qui ai-je l’honneur de parler ?

DAILLY, saluant.

Dailly.

VILDOT.

Dailly !... Je ne connais pas.

DAILLY, à part.

Quel ton singulier !

Haut.

Vous aurez le plaisir d’assister à une fête charmante.

VILDOT.

Jouera-t-on ?

DAILLY.

À volonté.

VILDOT.

Tant mieux ! Je gagne toujours... Du punch, des glaces ?...

DAILLY.

À discrétion.

VILDOT.

J’en prends beaucoup...

DAILLY, à part.

J’en prends beaucoup !... Il a une figure de consommateur !

Haut.

Vous verrez que je n’ai rien épargné.

VILDOT.

Comment ! est-ce que ce serait vous ?...

À part.

Il a une figure de fournisseur.

DAILLY.

Oui, monsieur, moi-même, qui, pour être agréable à madame de Lucy, me suis chargé de tout ordonner.

VILDOT, à part.

Pour être agréable... Sur quel pied est-il donc ici ?...

DAILLY.

Je connais si bien ses goûts !... Simplicité et élégance.

D’un air de confidence.

Elle tient singulièrement à conserver dans son veuvage toute la réserve d’une femme mariée.

VILDOT, à part.

Voilà qui est un peu fort !... ma nièce veuve !...

DAILLY, continuant.

C’est assez bien calculé, parce que, nous autres hommes, nous avons beau être mauvais sujets, un air de décence et de modestie...

VILDOT.

Ah ! ceci passe les bornes ! et je veux sur-le-champ...

Il se dirige vers la chambre de madame de Lucy.

DAILLY, l’arrêtant.

Où allez-vous donc, monsieur ?

VILDOT.

Que vous importe ?

DAILLY, vivement.

Vous ne pouvez pas entrer.

VILDOT.

Qui m’en empêchera ?

DAILLY, se mettant devant lui.

Moi !

VILDOT.

Vous ?

DAILLY.

Oui, moi.

VILDOT, furieux.

J’étouffe de colère... Un étranger... un inconnu...

DAILLY, blessé.

Monsieur...

VILDOT, continuant.

M’empêcher d’entrer chez ma nièce !...

DAILLY, étonné.

Comment, monsieur, vous seriez...

VILDOT.

Eh oui, parbleu ! l’oncle de ma nièce !...

DAILLY, à part.

Maladroit !...

Haut.

Ah ! monsieur, que d’excuses... Mais, comme je vous l’ai dit tout à l’heure, vous ne pouvez pas entrer ; madame de Lucy est à sa toilette.

VILDOT, se calmant.

Que ne le disiez-vous plus tôt !

Il va se rasseoir.

DAILLY, d’un ton patelin.

L’oncle de madame de Lucy, son second père... Combien je m’en veux... Enchanté de faire votre connaissance...

À part.

Eh ! mais... pourquoi pas ? Excellente idée...

Haut.

Oserais-je vous prier de me remplacer ici pour quelques instants ?... Une affaire indispensable, imprévue...

À part.

Courons vite auprès de Mornay...

Haut.

Ainsi donc, c’est convenu, vous ferez les honneurs, n’est-ce pas ? Et je vous devrai le pardon d’un moment d’absence.

Vildot se lève.

Ne vous dérangez pas, ne vous dérangez pas... Je suis de la maison.

À part, en s’en allant.

Ces oncles arrivent toujours à propos, même quand ils ne viennent pas d’Amérique.

Il sort.

 

 

Scène VII

 

VILDOT, puis MADAME DE LUCY

 

VILDOT, seul.

Ah ! il est de la maison, et ma nièce est veuve ! Voici du nouveau... et il faut absolument que je sache...

MADAME DE LUCY, entrant.

Pardon, mon oncle, de vous avoir fait attendre.

VILDOT.

Tu prévoyais sans doute que j’aurais à te gronder.

MADAME DE LUCY.

Me gronder ! vous, mon oncle ?... De votre part, c’est une preuve d’intérêt, et j’y dois être sensible.

VILDOT.

Oh ! c’est que moi, j’ai des principes !... Parce que je suis lancé dans les spéculations, on croit peut-être que ma délicatesse... Écoute, je viens d’apprendre...

À part.

C’est singulier, je suis tout à fait embarrassé pour parler morale : ce que c’est que le manque d’habitude.

MADAME DE LUCY.

Eh bien ! mon oncle ?

VILDOT, hésitant.

C’est assez difficile... Tu es d’une susceptibilité... Avec toi, il faut des ménagements.

Brusquement.

Pourrais-tu me dire depuis quand tu es veuve ?

MADAME DE LUCY, très sèchement.

Veuve ! vous voulez rire, sans doute.

VILDOT, de même.

Ma bonne amie, je ne plaisante jamais sur ce chapitre-là... Un M. Dailly, qui vient de me faire à l’instant les honneurs de chez toi, m’a bien assuré...

MADAME DE LUCY, vivement.

S’il est des gens qui veulent s’imaginer que je suis libre, à eux permis... Il me suffit de n’avoir rien fait pour justifier leur méprise... D’après cela, mon oncle, j’espère que, sans me forcer à entrer dans des explications humiliantes, vous voudrez bien croire que ma conduite...

VILDOT, l’interrompant.

Comment donc ! mais certainement, ma chère amie ; dès l’instant que tu me dis...

À part.

Elle a une dignité qui met la mienne en déroute.

Haut.

Au fait, le sentiment de tes devoirs, la noblesse de ton caractère... Je n’entends rien à tout cela... Tiens, parlons d’autre chose... du nouveau billet souscrit par ton mari, par exemple, et qui échoit demain... J’ai pensé que tes intentions étaient de le joindre à celui que tu as déjà acquitté, et je te l’apporte.

Le lui montrant.

Le voici.

MADAME DE LUCY, avec chagrin.

Encore un billet !

VILDOT.

Mais je croyais t’avoir déjà dit que ton mari me devait vingt mille francs.

MADAME DE LUCY.

Vous ne m’en avez pas dit un mot.

VILDOT.

Ah !...

À part.

Je m’en serais bien gardé... il ne fallait pas l’effrayer dès le premier billet.

MADAME DE LUCY.

Ainsi, c’est encore dix mille francs !...

À part.

Quelle conduite !

VILDOT.

Rassure-toi... Tu n’as à reprocher à ce cher Eugène que des étourderies de jeunesse... Au reste, fais bien attention que je ne te presse pas... J’attendrai tant que tu voudras... un mois, s’il le faut... Et, pour te mettre plus à ton aise, les intérêts courront toujours... Il n’y a rien que je ne fasse pour t’obliger... dès l’instant que tu t’engages...

MADAME DE LUCY, vivement.

Du tout... je ne prends aucun engagement...

VILDOT.

C’est différent, tu es libre... Mais alors, tu me permettras de me mettre en mesure...

Avec intention.

Ce sont des lettres de change que ton mari a souscrites...

MADAME DE LUCY.

Comment, monsieur, vous le feriez conduire...

VILDOT.

À Sainte-Pélagie.

MADAME DE LUCY.

Votre neveu ?...

VILDOT.

Tout comme un autre... si mon neveu ne paye pas... Un mauvais sujet, un joueur... Sa conduite envers toi mériterait seule...

MADAME DE LUCY.

Il y a une minute que vous l’excusiez... Vous m’engagiez à être indulgente...

VILDOT.

Oui, toi... c’est ton mari ; mais moi, c’est différent, je ne suis pas sa femme...

MADAME DE LUCY.

Ah ! monsieur ! un semblable procédé envers moi, envers votre famille !...

VILDOT.

Ah ! si tu vas me parler sentiment... N’embrouillons pas les affaires... Certainement, je t’aime beaucoup, et mon intention est de te le prouver... le plus tard possible, en te laissant toute ma fortune. C’est justement pour cela que je tiens à y mettre de l’ordre. Si tu ne la trouvais pas claire et liquide, tu m’en voudrais... Que diable aussi vas-tu me donner de ces idées-là... moi, qui ne pense qu’à bien vivre... À propos, tu as un souper ce soir ?... Le petit Durosay est-il des nôtres ? J’aime beaucoup à faire son écarté, il ne marque jamais les rois...

Tirant sa montre.

Ah ! mon Dieu ! neuf heures ! et madame Delmar qui m’attend... c’est-à-dire qui attend ma voiture ! Sans adieu, ma bonne amie... Eh bien, te voilà toute triste... Tu penses encore à ton volage... Sois tranquille, je le fixerai.

Il sort par la porte à gauche.

MADAME DE LUCY, seule.

Et c’est là le frère de ma mère !... Comptez donc sur les parents... Heureusement qu’ils ne sont pas tous dans les affaires...

Regardant an fond.

M. Dailly !... éloignons-nous, car sa présence m’est devenue insupportable.

Elle sort par la porte à gauche.

 

 

Scène VIII

 

DAILLY, MORNAY

 

DAILLY, à la cantonade.

Allons, entre, mon ami... Prévenez, s’il vous plaît, madame de Lucy que je désire lui parler.

À Mornay, en entrant avec lui.

Es-tu content maintenant ?... Tu vas avoir une audience particulière. Ainsi, plus d’inquiétude ce soir, les plaisirs ; demain, les affaires, et compte sur mon amitié... Qui sait même si tu ne trouveras pas ici quelque juif de bonne compagnie qui te tirera d’embarras ?...

MORNAY.

Je te remercie de tes bonnes intentions ; mais si je n’avais pas craint de te désobliger, je ne t’aurais pas accompagné.

DAILLY.

Parce que tu ne connais pas madame de Lucy !... Que t’importe ! présenté par moi, tu seras bientôt de la maison... D’ailleurs, je te dirai franchement que ta présence peut m’être utile.

MORNAY.

Comment cela ?

DAILLY.

Je ne suis pas fâché qu’on te connaisse : tu ne peux qu’y gagner... et moi aussi.

MORNAY.

Enfin, explique-moi...

DAILLY.

Une conversation que j’ai eue et qui ne te regarde que très indirectement... Tu sauras plus tard... une erreur, une prévention... En un mot, sois aimable, galant, empressé... Et surtout, des principes, beaucoup de principes... en paroles : cela n’engage à rien, et cela mène à tout.

MORNAY.

C’est-à-dire que tu te sers de moi comme d’un argument pour détruire une opinion qui ne t’est pas très favorable.

DAILLY.

Apprenez, monsieur, que madame de Lucy a en moi la plus grande confiance... Vous savez si j’ai l’habitude de me flatter...

MORNAY, avec malice.

Oui, je le sais.

DAILLY.

Eh bien, mon ami, son cœur est pris... Une rencontre a décidé de son sort et du mien ; car je crains bien que cette fois un sentiment sérieux...

MORNAY.

Pour une coquette probablement...

DAILLY.

Non, monsieur, pour une femme modeste et vertueuse... Vous la verrez, et vous jugerez... À propos de femme vertueuse,

Il tire un billet.

Mon concierge vient de me remettre un tendre billet que je n’ai pas encore lu.

Il l’ouvre.

C’est de la petite baronne du faubourg Saint-Germain, qui fait de l’aristocratie même en amour. Elle réclame le privilège d’être adorée de tout le monde, et me refuse la liberté d’en aimer une autre... Tu permets, elle semble furieuse...

 

 

Scène IX

 

DAILLY, MORNAY, MADAME DE LUCY

 

Au commencement de cette scène, Dailly, sur le devant, lit la lettre qu’il a reçue, et ne s’aperçoit pas de l’entrée de madame de Lucy.

MORNAY, stupéfait, à demi-voix.

Que vois-je ?... ma femme !

MADAME DE LUCY, de même.

Ciel mon mari !

DAILLY, lisant.

Mon inconstance l’étonne...

MADAME DE LUCY, avec noblesse.

Vous ici, monsieur, chez moi !...

MORNAY, à part.

Chez elle !... et ce serait de ma femme que Dailly...

DAILLY, lisant.

La surprise est charmante...

MADAME DE LUCY.

Je ne m’attendais pas...

MORNAY, vivement.

Silence !

DAILLY, lisant toujours.

Comment donc, de la dignité !...

MORNAY, continuant.

Devant M. Dailly, nous sommes étrangers...

MADAME DE LUCY, blessée.

Très bien, monsieur, c’est une position à laquelle vous m’avez accoutumée.

DAILLY, fermant sa lettre.

Allons, elle m’aime encore, pauvre petite femme !...

Voyant madame de Lucy.

Ah ! mon Dieu ! mille pardons, madame, de ne m’être pas aperçu... Voulez-vous bien me permettre de vous présenter M. de Mornay, mon meilleur ami... Combien je suis fâché de ma distraction... Quel a dû être votre embarras... deux personnes qui se voient pour la première fois...

MORNAY, avec intention.

D’après la manière dont tu venais de me parler de madame, dès qu’elle a paru j’ai reconnu sur-le-champ

Appuyant.

madame de Lucy... Ce nom était déjà d’un bon augure.

DAILLY, bas, à Mornay.

Charmante, n’est-ce pas ?...

MORNAY, froidement.

Je n’aurais pas mieux choisi.

DAILLY, à madame de Lucy.

Mon ami craignait d’être indiscret en se présentant chez vous sans être invité...

À part.

Elle ne le rassure pas... Le premier accueil n’est pas fort aimable... Je m’y attendais...

Haut.

Mais je lui ai parlé de votre indulgence pour moi... et maintenant qu’il vous a vue, je suis persuadé qu’il se félicite...

Bas, à Mornay.

Achève donc...

À part.

Et lui aussi !... il est piqué... au fait !...

À madame de Lucy.

Je tenais à ce qu’il eût l’avantage de vous connaître, pour qu’il ne m’accusât pas d’exagération... Je lui avais fait tant d’éloges de vos manières affables et prévenantes !...

Silence de madame de Lucy. À part.

Elle n’en démordra pas, ni lui non plus...

Bas, à Mornay.

Sois donc aimable, c’est le moment.

UN DOMESTIQUE, entrant, à Dailly.

Nous attendons les derniers ordres de monsieur.

MORNAY, à part.

Comment, on s’adresse à lui comme au maître de la maison !

LE DOMESTIQUE.

Plusieurs personnes sont déjà dans le salon.

MADAME DE LUCY, allant pour sortir.

J’y vais.

MORNAY, l’arrêtant.

De grâce, madame...

DAILLY, bas, à Mornay.

À la bonne heure...

À madame de Lucy, haut.

Je ne souffrirai pas... laissez-moi jusqu’au bout le plaisir de remplir les fonctions dont vous m’avez chargé...

À part.

Quand ils seront seuls, il faudra bien qu’ils se disent quelque chose.

Bas, à Mornay.

Un tête-à-tête ! tu vois quelle est ma confiance en toi.

Il lui montre madame de Lucy, et sort avec le domestique.

Allons, sois aimable.

 

 

Scène X

 

MADAME DE LUCY, MORNAY

 

MORNAY.

Enfin !... vous à Paris, madame !

MADAME DE LUCY.

Vous y êtes bien, monsieur.

MORNAY.

Puis-je savoir depuis quand vous avez quitté Bordeaux ?

MADAME DE LUCY.

Depuis que j’ai perdu l’espérance de vous y voir revenir.

MORNAY.

Avant d’entreprendre un pareil voyage, vous auriez dû, ce me semble, attendre ma permission.

MADAME DE LUCY.

Votre permission !... Ainsi, un mari peut quitter sa femme, courir le monde, et personne chez lui ne pourra faire un pas, un geste, un mouvement, sans obtenir sa permission. Si vous vouliez établir l’obéissance passive dans votre ménage, il fallait au moins y rester.

MORNAY.

Il fallait savoir m’y retenir... Mais vous vous empressez de m’accuser pour éviter mes reproches... Comment se fait-il que M. Dailly dirige le choix de vos connaissances et commande chez vous ? Que dois-je penser de votre changement de nom ?

MADAME DE LUCY.

Ah ! monsieur ! de pareils soupçons...

MORNAY.

S’il est facile de les détruire, que ne le faites-vous ?

MADAME DE LUCY.

Je le pourrais toujours plus aisément que vous ne pourriez justifier votre conduite.

MORNAY.

Ma conduite... ma conduite... J’ai eu des torts, c’est possible ; mais les torts d’un mari peuvent s’excuser, ceux d’une femme jamais... et je prétends que vous m’expliquiez...

MADAME DE LUCY.

Non, monsieur, non, je ne vous expliquerai rien. Cette tyrannie me lasse à la fin... Vous seul avez voulu que tout lien fût détruit entre nous : je réclame à mon tour l’exécution d’une condition que vous m’avez imposée.

MORNAY.

C’est-à-dire qu’elle vous est devenue chère !... Eh bien, je la romps, je reste près de vous.

MADAME DE LUCY.

Ainsi, je vais devoir à votre jalousie ce que m’a refusé votre amour !

MORNAY.

Qu’importe le motif !

MADAME DE LUCY.

Mais, monsieur...

MORNAY.

Non, madame, je ne vous quitte plus ; et songez bien que si vous faites connaître à M. Dailly ce que je suis pour vous, cette confidence m’en dira plus que tout le reste.

 

 

Scène XI

 

MADAME DE LUCY, MORNAY, VILDOT

 

VILDOT, entrant.

Eh bien, on se querelle ici, je crois... Que vois-je ? le mari et la femme !... Ça ne m’étonne plus... Est-ce que pour ménager une surprise à madame de Mornay, madame de Lucy aurait invité monsieur à sa soirée ?

MADAME DE LUCY.

Le hasard seul, je vous jure...

MORNAY.

Sans doute, mon mauvais génie !

VILDOT.

Touchante entrevue de deux époux qui se revoient après un an d’absence !... Mariez-vous donc... Ah ! çà, monsieur, puisque le hasard ou votre mauvais génie, ce qui est plus juste, vous amène devant moi, je vous rappellerai que c’est demain le 12.

MORNAY, bas, à Vildot.

De grâce, monsieur, parlez plus bas.

À part.

Il va tout découvrir à ma femme.

VILDOT, baissant la voix.

J’espère que vous êtes en mesure...

MORNAY, bas, à Vildot.

Je vous en supplie...

MADAME DE LUCY, à part.

Malgré ses torts, son embarras me fait une peine !...

MORNAY, bas, à Vildot.

Le moment est mal choisi, et vous m’obligeriez...

VILDOT, haussant la voix.

Non, non, je vous ai assez obligé comme cela, et dès demain...

MORNAY, blessé.

Il suffit, monsieur, ma personne vous répond de ma signature !

MADAME DE LUCY, bas, à Vildot.

Mon oncle, veuillez me suivre... Je réponds de tout.

VILDOT, à demi-voix.

En vérité !... tu consentirais... Eh bien, franchement, j’aime mieux ça, parce que, vois-tu, je me connais... je suis faible...

MADAME DE LUCY, de même.

J’accepte toutes les conditions qu’il vous plaira de m’imposer... et, dès demain, je retourne à Bordeaux... Mais pas un mot, je vous prie, à mon mari.

VILDOT, de même.

Sois tranquille... je vais arranger la chose.

Bas, à Mornay.

Je vous ai fait peur, n’est-il pas vrai ?

MORNAY, bas.

Comment, ce n’était qu’une plaisanterie ?...

VILDOT, bas.

J’avais l’air bien naturel, n’est-ce pas ?

MORNAY, bas.

Tant de sévérité m’étonnait aussi... Vous aviez été si différent jusqu’à ce jour.

VILDOT, bas.

Eh ! mon Dieu ! je suis toujours le même... Le tout est de savoir me prendre... Il n’y a qu’une manière.

MADAME DE LUCY, qui est restée un peu à l’écart.

Je vous attends, mon oncle.

VILDOT.

Me voilà !...

Bas, à madame de Lucy.

Ton mari est tout à fait dans l’erreur... Il est enchanté de moi...

Haut.

Adieu, Mornay ; adieu, mon ami.

Il sort par la porte à gauche avec madame de Lucy.

 

 

Scène XII

 

MORNAY, seul

 

Je n’ai pas encore trop à me plaindre de l’oncle... Mais sa nièce !... La voilà donc cette femme autrefois si douce, si modeste !... Oh ! non, elle n’a pu me trahir... Je ne le crois pas... Mais cette lettre si pleine d’amour et de regrets, que je lui ai écrite à Bordeaux, et qu’elle m’a renvoyée sans l’ouvrir !... De loin, quel mépris !... et de près, quel accueil dédaigneux !... Ah ! sans le respect que je me dois à moi-même... Il faut que je m’éloigne, car je sens que je ne répondrais pas de moi.

Il va pour sortir.

Dailly !... contenons-nous, et tâchons du moins d’éviter le ridicule.

 

 

Scène XIII

 

MORNAY, DAILLY

 

DAILLY.

Eh bien, où vas-tu donc ?

MORNAY.

Je pars.

DAILLY.

Un moment... j’ai à te parler. Tu n’es pas satisfait de madame de Lucy ?... elle non plus n’est pas satisfaite de toi... Je viens de la voir au salon... Ah çà quel tour as-tu donc laissé prendre à la conversation ?... Tu lui as dit que tu étais marié ?...

MORNAY.

Elle le savait.

DAILLY.

Je crois pourtant ne lui en avoir jamais parlé... Il faut que cela me soit échappé dans un moment de distraction... Je n’y conçois rien. Elle, que j’ai toujours vue si bonne, si prévenante !...

MORNAY, sèchement.

Finissons.

DAILLY.

Comme tu voudras... Mais moi qui n’ai jamais reçu d’elle que le plus aimable accueil, tu ne peux pas empêcher...

MORNAY, de même.

Encore une fois, en voilà assez.

DAILLY.

Écoute donc, la chose est plus importante pour moi que pour toi. Madame de Lucy a des principes d’une sévérité... Enfin, pour te prouver l’importance qu’elle attache au choix de mes connaissances...

Mornay le regarde avec colère, Dailly croit qu’il doute de ce qu’il dit.

Parole d’honneur, c’est exact... elle s’intéresse singulièrement à la moralité de mes amis ! Et c’est justement sur toi que ses questions ne tarissent jamais.

MORNAY, vivement.

Sur moi, dis-tu ?

DAILLY.

Sans doute. Comme elle sait que nous sommes toujours ensemble, s’informer de tes moindres démarches, c’est m’interroger sur les miennes... C’est délicat, n’est-ce pas ?... En un mot, depuis trois mois, tu es le miroir qui lui réfléchit toutes mes actions.

MORNAY, à part.

Depuis trois mois ?

DAILLY, continuant.

Et j’avais pensé que, grâce à mes instructions, ta présence me la rendrait tout à fait favorable...

MORNAY, à part.

Depuis trois mois... Mais alors, elle n’a pu recevoir ma lettre... Sa mère seule... Je serais assez heureux...

DAILLY.

Tu n’y comprends rien, n’est-ce pas ?... Ce qu’il y a de plus plaisant, c’est qu’avant de m’être aperçu de son stratagème et de sa susceptibilité, toutes les fois qu’entraîné par mon goût des aventures galantes, je lui parlais innocemment de tes bonnes fortunes, j’étais sûr de la rendre furieuse...

MORNAY.

Comment, tu aurais osé...

DAILLY.

Oh ! sois tranquille, je passais toujours tes revers sous silence : je ne citais que tes succès... Cela ne pouvait pas te compromettre... Sa jalousie, qu’elle cherchait à cacher, était vraiment comique... Elle ne pouvait plus me regarder, ni m’entendre... Je disparaissais tout à fait derrière toi... Enfin, mon ami, c’est au point qu’une personne qui n’aurait pas été au fait t’aurait cru le seul objet de son affection...

MORNAY, à part.

Je n’ai donc pas cessé un moment d’être présent à sa pensée !... et Dailly ne jouerait d’autre rôle...

DAILLY.

À quoi songes-tu donc ?

MORNAY, embarrassé.

Je songe à ce que tu viens de me dire, mon ami et je suis enchanté... pour toi... de tant d’intérêt, de délicatesse...

DAILLY, avec un peu d’humeur.

Enchanté !... enchanté !... chacun a sa manière de voir... Tant que madame de Lucy a cru n’avoir à te reprocher que quelques folies de garçon, je n’ai pas été inquiet du contrecoup ; mais à présent qu’elle te regarde comme un mari volage et perfide, cela devient plus sérieux... Et, certainement, je ne souffrirai pas que tu sortes d’ici avant de t’être complètement justifié... il y va de mon bonheur.

MORNAY, lui prenant la main.

Dis qu’il y va du mien.

DAILLY.

À la bonne heure... voilà le langage de l’amitié... Malheureusement, je ne vois pas trop par quel moyen...

Il cherche.

Il faut convenir aussi que tu es un bien mauvais sujet...

MORNAY.

C’est vrai, mais n’ai-je pas voulu réparer ma faute, ne t’ai-je pas dit que j’avais fait les premiers pas ?...

DAILLY, très vivement.

En effet, je me rappelle une lettre que tu as écrite à ta femme, et qu’on t’a renvoyée cachetée... Mon ami, l’as-tu sur toi ?...

MORNAY, sortant un portefeuille de sa poche.

Oui, dans le portefeuille qui renferme, hélas ! mon dernier billet de banque... je tenais à la conserver.

DAILLY.

Ta lettre ne contient rien que ne puisse lire madame de Lucy ?...

MORNAY, étonné.

Non, rien.

DAILLY, prenant la lettre que Mornay a tirée de son portefeuille.

En ce cas, donne... et laisse-moi faire.

MORNAY.

À ton aise.

À part.

L’excellent ami !... Vous allez voir qu’il va me réconcilier avec ma femme... et moi qui lui en voulais !

DAILLY.

Je te remercie ; tu ne te doutes pas du service que tu me rends.

S’animant.

Ah ! madame de Lucy, vous me rendez responsable de la conduite de mes amis ! Eh bien ! je vais vous prouver leur innocence, et nous verrons après où vous puiserez la force de me résister.

Mornay rit.

Tu ris... Non, mais c’est que je suis piqué au jeu... La manière bizarre dont elle s’est comportée aujourd’hui avec moi, les variations inaccoutumées de son caractère, tout excite au plus haut degré mon désir de triompher ; et, plutôt que d’en avoir le démenti, je sens que je serais capable de la dernière extravagance...

MORNAY, gaiment.

Ah ! mon Dieu ! que ferais-tu donc ?

DAILLY, avec force.

Je l’épouserais.

MORNAY.

Pas possible !

DAILLY.

Si, mon ami, très possible. Il faut bien faire une fin... et je te conseillerais d’en faire autant...

MORNAY, avec intention.

En me réconciliant avec ma femme ?

DAILLY.

Précisément.

MORNAY.

J’y pensais .

DAILLY.

Si tu veux, je m’en charge.

MORNAY.

Je compte sur toi.

À part.

Il est charmant !

 

 

Scène XIV

 

MORNAY, DAILLY, MADAME DELMAR

 

MADAME DELMAR.

Où est donc madame de Lucy ? On ne l’a vue qu’un instant, tout le monde la désire. Je suis sûre que c’est vous, monsieur Dailly, qui nous en privez ?...

DAILLY.

M. Vildot, seul, mérite vos reproches, madame.

MADAME DELMAR.

Je gagerais qu’il lui parle d’argent... Quel homme affreux !... Avec lui, pas de fêtes reconnues... Bourse tous les jours, et partout !... Le moyen d’être gaie avec un oncle comme celui-là ! Je ne m’étonne plus que madame de Lucy soit si triste depuis quelque temps.

DAILLY.

Triste !... Vous voulez dire pensive, mélancolique...

Avec suffisance.

Je vous prie de croire que ce n’est pas la même chose.

MORNAY, à part.

Le fat !

DAILLY.

Et qu’est-ce qui pourrait l’attrister ?... Jeune, jolie, riche... et veuve !

MADAME DELMAR, avec ironie.

Oh ! oui, veuve !... Ce mot-là vous fait plaisir à prononcer, n’est-ce pas ?

DAILLY.

Mais, oui.

MORNAY, à part.

Bien obligé !... Il paraît décidément que je suis mort.

MADAME DELMAR.

Je n’ai jamais connu son mari... mais d’après ce que je sais sur son compte, je suis sûre que c’est...

Se reprenant.

que c’était l’homme le plus détestable...

MORNAY, à part.

C’est cela ! Voilà maintenant mon oraison funèbre.

MADAME DELMAR, sans respirer.

Maussade, exigeant, joueur, égoïste, jaloux, volage...

MORNAY, à part.

Si la respiration ne lui avait pas manqué, je ne sais pas ce que j’aurais encore été.

DAILLY, bas, à Mornay.

Tu vois que je n’aurai pas de peine à le faire oublier.

MORNAY, à part.

Si c’est là une amie de ma femme, elle ne le restera pas longtemps.

 

 

Scène XV

 

MORNAY, DAILLY, MADAME DELMAR, MADAME DE LUCY, VILDOT

 

MADAME DELMAR, à Vildot.

Ah ! vous voilà, monsieur ; c’est fort heureux ! Vous devriez rougir de votre conduite... Faire quitter le salon à votre nièce pour lui parler d’affaires, au milieu de tant de monde...

VILDOT.

À la Bourse, il y en a bien davantage.

MADAME DELMAR.

Ne pouviez-vous attendre à demain ?

VILDOT, vivement.

Demain !... et l’échéance !...

MADAME DE LUCY, bas, à Vildot.

Mon oncle...

VILDOT, de même.

C’est vrai. Je me tais.

MADAME DELMAR.

L’échéance ! vous ne savez prononcer que ce mot-là. Dans tous les cas, votre amabilité n’en a pas... de jour d’échéance !...

VILDOT.

Je n’ai pas fait de billet pour ça ; je ne dois rien. D’ailleurs, qu’est-ce que vous voulez qu’on fasse là-bas ?... Nous venons de traverser le salon avec ma nièce ; il n’y a que des pièces de cinq francs sur les tables... C’est glacial.

MADAME DELMAR.

Vous êtes galant !... Vous n’êtes donc venu ici que pour jouer ?

VILDOT.

Ma foi, ce n’est pas pour danser toujours.

MADAME DELMAR.

J’entends bien pourtant que vous renonciez ce soir à l’écarté, et que vous nous aidiez à faire les honneurs.

MORNAY, regardant sa femme, à part.

Elle ne lèvera pas les yeux sur moi.

MADAME DELMAR, continuant.

Allons, monsieur, venez.

DAILLY.

Vous ne doutez pas, madame, de l’empressement de monsieur Vildot... C’est à lui tout naturellement...

VILDOT.

Du tout, je suis fatigué.

S’asseyant.

Je reste.

DAILLY, à part, avec impatience.

Encore dans ce fauteuil ! Il paraît qu’il aime furieusement à s’asseoir... Nous ne pourrons donc pas rester seuls.

VILDOT.

Je n’entends rien aux cérémonies.

MADAME DELMAR.

On s’en aperçoit.

UNE VOIX, dans la coulisse.

Il manque dix louis de ce côté.

VILDOT, se levant brusquement.

De l’or... à la bonne heure !... Voilà ! voilà !

Il sort en courant.

MADAME DELMAR.

Par exemple, c’est trop fort, et je saurai bien l’empêcher...

À madame de Lucy, en sortant.

Ma chère amie, vous savez qu’on vous attend.

DAILLY, à part.

Enfin, les voilà partis !... C’est la première fois que l’écarté me fait gagner quelque chose.

 

 

Scène XVI

 

MADAME DE LUCY, MORNAY, DAILLY

 

DAILLY, à madame de Lucy, qui va sortir.

De grâce, madame, daignez nous accorder un moment.

MADAME DE LUCY, très froidement.

Ma présence est nécessaire ailleurs... Ici, elle serait inutile.

DAILLY.

Vous ne pouvez refuser d’entendre la justification d’un homme d’honneur... de mon ami.

MADAME DE LUCY.

Eh ! que vous importe ce que je puis penser de monsieur.

DAILLY.

Vous me le demandez, madame, lorsqu’un ton sévère a déjà remplacé cette bonne grâce avec laquelle vous m’accueillez ordinairement...

MADAME DE LUCY.

Monsieur...

MORNAY.

Excusez mon ami, madame. Le zèle qu’il met à me servir mérite quelque indulgence. La crainte que m’inspiraient vos préventions, l’idée que je ne vous reverrais plus, tout m’avait décidé à le charger de plaider ma cause auprès de vous. Mais, puisque je suis assez heureux pour vous retrouver encore, permettez-moi de me défendre moi-même.

DAILLY, à part.

Très bien !

MADAME DE LUCY.

Épargnez-vous cette peine, monsieur.

MORNAY.

Vous tenez donc bien à conserver de moi une opinion défavorable... Indulgente pour tout le monde, ne serez-vous injuste que pour moi seul ?

DAILLY, à part.

À merveille !

MADAME DE LUCY, à part.

Quel changement !...

DAILLY, bas, à Mornay.

Elle hésite... continue.

MORNAY.

Si ce mari qui vous paraît si coupable, mais dont le cœur fut toujours rempli du plus tendre amour...

DAILLY, vivement.

Pour sa femme.

À part.

Elle pourrait confondre...

Haut, à madame de Lucy.

Oubliant même tous ses torts envers lui...

MADAME DE LUCY, surprise.

Ses torts !...

MORNAY, vivement.

Que dis-tu ?

DAILLY.

Oui, mon ami, ses torts... Tu es trop délicat pour en convenir, mais il faut que madame sache qu’elle en a beaucoup.

S’apercevant du mécontentement de madame de Lucy, à part.

C’est singulier, ça n’a pas l’air de lui faire plaisir.

Haut.

Au reste, je ne veux pas l’accuser, il me suffit de disculper mon ami... Sachez, madame, qu’il a fait les premières démarches pour se rapprocher de sa femme...

MADAME DE LUCY, avec émotion.

Les premières démarches !... et vous en avez la preuve, monsieur.

DAILLY, lui remettant la lettre que lui a donnée Mornay.

La voici... cette lettre, avec la date et le timbre de la poste... Rien n’y manque.

MADAME DE LUCY, à part, prenant la lettre et l’ouvrant.

Et c’est monsieur Dailly !...

DAILLY, bas, à Mornay.

J’ai bien amené cela, n’est-ce pas ?

MADAME DE LUCY, à demi-voix.

Que vois-je ? Ai-je bien lu ?

DAILLY, bas, à Mornay.

Tiens ! vois-tu déjà son émotion ?

MADAME DE LUCY, lisant à demi-voix.

« Ton absence a été le plus cruel châtiment de ma faute, et pour renaître au bonheur, je n’implore de toi que ce seul mot : Je t’attends. »

DAILLY, à part, transporté.

Admirable !

MADAME DE LUCY, à Mornay.

Comment, monsieur, il serait vrai...

Dailly s’approche. À part.

La présence de M. Dailly m’est odieuse !

DAILLY.

Mon Dieu, oui, madame. Voilà pourtant cette lettre qu’on nous a renvoyée sans daigner l’ouvrir.

MADAME DE LUCY.

Êtes-vous bien sûr qu’elle soit parvenue à madame de Mornay ?

DAILLY.

Aussi sûr que je viens de vous la remettre.

MORNAY, vivement.

Je le croyais, du moins, quand, blessé de son silence, je cherchais vainement dans le monde des plaisirs que le souvenir de mon bonheur passé remplissait d’amertume. C’est alors que ma femme, trompée aussi de son côté, voyait un crime dans les distractions les plus innocentes et faisait épier toutes mes actions.

Mouvement de madame de Lucy.

DAILLY, à part.

Bien imaginé !...

MORNAY, passant entre madame de Lucy et Dailly, avec chaleur.

Mais quelle que soit son injustice à mon égard, je suis prêt à confirmer tout ce que contient cette lettre, et à jurer devant vous de lui faire oublier les torts de quelques instants par une tendresse qui durera autant que le reste de ma vie.

MADAME DE LUCY, très émue.

Ah ! monsieur, si vous dites la vérité... Mais pourquoi n’êtes-vous pas retourné auprès de votre femme ? Aviez-vous besoin qu’elle vous en priât ?... Éloignés l’un de l’autre, il est si difficile de s’entendre.

DAILLY, à part, enchanté.

La sensibilité étouffe presque sa voix... Quel trésor je vais avoir là...

Bas, à Mornay.

Maintenant, mon ami, laisse-nous.

MORNAY, à madame de Lucy.

Vous pensez donc que, si elle me voyait, elle serait assez généreuse...

DAILLY, vivement.

Mais, certainement, mon ami...

Bas.

Va-t’en donc.

MADAME DE LUCY.

Je n’oserais pas vous l’affirmer comme monsieur... Un espoir déçu fait tant de mal !

MORNAY.

Ah ! je vous en supplie, un seul mot de vous, et je croirai qu’elle me pardonne.

MADAME DE LUCY, entraînée.

Eh bien !...

S’arrêtant à la vue de Dailly, qui écoute.

Eh bien ! vous n’attendrez pas longtemps ma réponse.

Elle se dirige vers la porte, à gauche.

MORNAY, la suivant et lui baisant la main.

Ma chère Hortense !

 

 

Scène XVII

 

DAILLY, MORNAY

 

DAILLY, stupéfait.

Ma chère Hortense !

MORNAY, ivre de joie, revenant à Dailly.

J’éprouve une joie, un transport !... Ah ! qu’un pardon de ce qu’on aime est doux à obtenir !... Mon cher Dailly, comprends-tu mon bonheur ?...

S’arrêtant à le regarder.

Mon Dieu ! quelle figure sinistre et menaçante !...

À part.

Je n’y pensais plus.

DAILLY.

M. de Mornay, croyez-vous que je sois facile à attraper ?

MORNAY, gaiment.

C’est selon ; pourquoi ?

DAILLY.

Avant de venir dans cette maison, vous connaissiez madame de Lucy ?

MORNAY, vivement.

Madame de Lucy ?... Non, je te le jure.

DAILLY.

Vous osez soutenir que c’est la première fois...

MORNAY.

Je ne dis pas cela.

DAILLY.

Quand on se permet d’appeler une femme ma chère Hortense !... cela prouve assez clairement...

MORNAY, gaiment.

Qu’elle vous est chère et qu’elle s’appelle Hortense.

DAILLY.

C’est-à-dire que vous la connaissiez avant son mariage.

MORNAY.

Précisément.

DAILLY.

Et que vous avez cessé de la voir quand elle s’est mariée...

MORNAY, gaiment.

Au contraire, notre liaison est devenue beaucoup plus intime.

DAILLY.

Quelle effronterie ! Quelle immoralité !

MORNAY.

Que t’importe !... si son mari en était bien aise...

DAILLY, furieux.

Un pareil aveu de votre part...

MORNAY.

Est tout naturel.

DAILLY, continuant.

Est un outrage que votre air d’assurance rend encore plus insupportable.

Très agité.

Abuser de la confiance d’un ami, se donner la comédie à ses dépens...

MORNAY.

De quoi te plains-tu ?... N’est-ce pas toi qui as distribué les rôles ?...

DAILLY, vivement.

Est-ce que je pouvais prévoir ?...

MORNAY.

Tu as le plaisir de la surprise...

DAILLY, hors de lui.

Monsieur, votre persiflage me lasse à la fin... et vous me rendrez raison de vos insultes...

MORNAY.

Comme tu voudras.

DAILLY.

Demain.

MORNAY.

Demain, soit.

DAILLY, ému.

Ainsi donc, désormais, rien de commun entre nous.

MORNAY.

Je l’espère bien.

 

 

Scène XVIII

 

DAILLY, MORNAY, VILDOT, puis MADAME DELMAR

 

VILDOT, entrant une bourse à la main.

Cinquante louis gagnés de moitié avec madame Delmar ! Ça l’a apaisée tout de suite... Elle n’a de bonheur qu’avec moi... Qu’est-ce que vous faites donc là, vous autres ?... Le plaisir vous fait oublier l’heure... les bougies s’éteignent... tout le monde est parti, et je suis presque le dernier.

À Mornay.

M. de Mornay, voici vos billets.

MORNAY, étonné.

Comment, monsieur, vous seriez assez bon...

VILDOT.

Bon comme à l’ordinaire... ils sont acquittés.

MADAME DELMAR, entrant.

Par la nièce de monsieur.

DAILLY, avec éclat.

Par madame de Lucy !

MORNAY, ému.

Il se pourrait !

VILDOT.

Oh ! vous n’êtes pas au bout...

Regardant Dailly avec intention.

On ne s’en tient pas là.

MORNAY.

Que dites-vous ?

MADAME DELMAR.

Nous autres femmes, nous avons une manière d’obliger...

Se moquant.

N’est-ce pas, monsieur Dailly ?

MORNAY.

De grâce...

MADAME DELMAR.

Madame de Lucy est dans sa chambre, et nous sommes chargés de vous dire...

MORNAY.

Achevez !

MADAME DELMAR.

Qu’elle vous attend.

MORNAY.

Hortense ! Est-il possible !

VILDOT.

Allez donc vite, mon ami.

DAILLY, qui est resté abasourdi.

Et l’oncle lui-même !... Quel scandale !!!

MORNAY.

Ah ! mon cœur pressentait sa réponse !... et c’est à ses pieds...

DAILLY, se plaçant devant la porte à gauche.

Arrêtez !... je ne souffrirai pas...

MORNAY.

Tu veux m’empêcher d’entrer chez ma femme ?...

DAILLY, stupéfait.

Sa femme !

VILDOT, à Dailly, appuyant.

Sa femme !

MADAME DELMAR, même jeu, en le faisant retourner vers elle.

Sa femme !... qui est si touchée du zèle que vous avez mis à l’instruire jour par jour de la conduite et des sentiments de son mari, qu’elle regarde un tel service comme au-dessus de toute récompense. N’en attendez donc aucune... et ne courez plus deux lièvres à la fois.

Elle lui fait une révérence et remonte la scène.

MORNAY, qui est sorti par la porte de gauche, passant la tête entre les battants de cette porte.

Toujours à demain, mon cher Dailly, si la nuit ne te porte pas conseil.

Il referme la porte.

MADAME DELMAR, à Vildot.

Eh bien ! monsieur, je vous attends.

VILDOT, serrant sa bourse.

Tout à vous, belle dame.

D’un ton moqueur.

M. Dailly, et moi aussi, l’on m’attend... bien le bonsoir.

Il sort en riant avec madame Delmar.

UN DOMESTIQUE, entrant et présentant son manteau à Dailly.

Monsieur, vous êtes le dernier, voici votre manteau.

DAILLY, le prenant avec humeur.

C’est bon !...

À lui-même.

Sa femme !... Et c’est moi qui les ai réconciliés !!!

Au domestique qui commence à éteindre les bougies.

Un moment, ce n’est que la première nuit que vous passez, et moi, c’est la seconde... et je ne suis pas aussi pressé que vous...

À lui-même.

C’était tout bonnement des nouvelles de son mari qu’elle me demandait !!! Ainsi, ma finesse a été la dupe de sa simplicité...

Au domestique qui continue à éteindre.

Que diable, attendez donc !...

À lui-même.

Ah ! M. de Mornay !... fiez-vous donc aux maris... En voilà un qui me souffle sa femme.

À ce moment, le domestique souffle la dernière bougie, la toile tombe.

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